Depuis 2019, les lycées du Grand Est ont été intégralement numérisés, et les livres ont disparu de la vie des lycéens. Cofondatrice de CoLINE, Audrey Vinel dresse un bilan de cette expérimentation (catastrophique mais qui perdure), la première à cette échelle en France, et tente plus largement de faire apparaître ce qui se joue dans la numérisation de l'école. À qui cela profite-t-il ?


En 2015 déjà, l’étude PISA interrogeait la corrélation entre numérique à l’école et résultats scolaires 1, révélant « l’immense décalage entre la réalité de notre école et les promesses des nouvelles technologies ». Elle mentionnait notamment le fait que « les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d’apprentissage 2 ». La même année, l’Éducation nationale, par la main de sa ministre Najet Vallaud-Belkacem, signait un partenariat avec Microsoft[3] pour donner un coup d’accélérateur à son Plan numérique pour l’école. Mais c’est aux collectivités locales, en charge des équipements scolaires, qu’il revient de financer les terminaux et la gestion de « l’écosystème numérique » – le préfixe éco- suggérant ici à juste titre la centralité de la dimension économique, nous y reviendrons.

Pionnière en matière de numérisation intégrale de ses établissements, la région Grand Est a ainsi lancé fin 2016 le « lycée 4.0 », extension manifestement assumée de l’« industrie 4.0 », dans laquelle la révolution numérique promet d’optimiser la productivité par le recours au Big Data, à l’intelligence artificielle ou à l’interconnectivité. Le dispositif a été généralisé en 2019, avec un coût annuel pour la collectivité estimé à plus de 40 millions d’euros. Concrètement, depuis cinq ans, tous les jeunes entrant en seconde dans les lycées généraux comme professionnels se voient « offrir » un ordinateur portable par le biais duquel ils ont accès à des manuels numériques. Concomitamment, les manuels scolaires traditionnels, autrement dits en papier, ont été supprimés. Exit le livre comme support d’apprentissage. Certains établissements ont même été jusqu’à en envisager leur interdiction en classe, au motif de garantir l’équité entre élèves. Dans le « lycée 4.0 », le livre n’a plus droit de cité, transformation de l’enseignement et de l’apprentissage qui dépasse de loin un simple changement de « support technique ».

Une école qui dépossède les parents

Cette disparition induit de fait un recours toujours plus massif, voire exclusif, aux outils numériques pour le travail scolaire, en classe comme à la maison. Pour faire l’exercice 4 page 71, le lycéen doit désormais allumer son ordinateur, et pour faire ses exercices de maths sur Labomep – logiciel qui, pour le confort du professeur, pourra générer automatiquement une note sans qu’il n’ait rien à corriger –, il doit obligatoirement se connecter à Internet. Dans les familles, le passage au « lycée 4.0 » a ainsi rendu impossible le contrôle des temps d’écran et de connexion des adolescents, pourtant recommandé par ailleurs. Et celui-ci a littéralement explosé, les parents se retrouvant dans l’impossibilité (et, de plus en plus, l’illégitimité) d’y mettre la moindre limite.

C’est ce que traduit cette mère du Bas-Rhin dans un courrier adressé en février au président de région, Franck Leroy4 :

« Tandis que nous étions parvenus, jusque-là, à contenir l’utilisation par nos enfants des écrans dont nous disposons à la maison, ce PC, désormais « propriété » de notre adolescent de 15 ans, est hors de contrôle et nous voyons notre fils s’enfoncer petit à petit dans une dépendance à l’écran sans que l’on ait quelque moyen que ce soit pour stopper cela. Car, et c’est bien là le problème, il s’agit d’un outil sans lequel nos jeunes ne peuvent désormais plus travailler ni faire leurs devoirs et qu’il faut impérativement avoir en classe sous peine de sanction par l’établissement ! »

Dans un courrier au même Franck Leroy, d’autres parents détaillent la nature du problème5 :

« Désormais les heures de devoirs et de loisir ne sont plus séparées. L’un et l’autre sont mélangés, les devoirs sont parasités par la tentation permanente de switcher sur d’autres contenus, sur les médias sociaux, sur YouTube, sur des jeux vidéo etc. »

Force est en effet de constater que, dans les faits, le temps d’usage « pédagogique » de cet ordinateur offert par la région n’excède jamais 10 % de son temps d’usage global, le reste pouvant être qualifié de « consommation numérique » (réseaux sociaux, vidéos, jeux ou shopping en ligne, etc.). Aussi, lorsqu’on interroge les parents de ces lycéens, ils expriment le plus souvent une forme de colère, liée à l’impuissance dans laquelle ils se retrouvent de protéger leurs enfants de cette surexposition manifeste, et que résume bien ce courrier6 :

« Pour le dire ouvertement, nous nous sommes sentis floués par l’institution scolaire. Nous avons ressenti une sorte de cynisme, un acte de désolidarisation de l’école avec nous . »

Ce « ressenti » est très largement partagé dans l’ensemble des classes sociales, et probablement plus fortement encore chez les parents de milieux populaires qui, pour beaucoup, vivent ce « lycée 4.0 » comme une « trahison », une dépossession. Beaucoup d’entre eux ont le sentiment dérangeant qu’« on cherche à abrutir [leurs] enfants », avec la conscience d’avoir certainement moins les moyens que des parents plus aisés d’extraire leurs enfants de cet engrenage pernicieux. Il apparaît en tout cas évident que, bien loin de « réduire la fracture numérique », comme le défendent ses promoteurs, cette « modernisation » forcée accentue au contraire les inégalités scolaires et accélère les dynamiques d’échec.

Quant aux lycéens eux-mêmes, s’ils ont pu d’abord pour une majorité se réjouir de se voir attribuer cet ordinateur personnel – en y voyant l’opportunité d’une formule « open bar » pour les jeux vidéo et l’accès à Internet –, ils développent à l’usage un réel scepticisme quant aux capacités qui leur sont finalement fournies à travers cette scolarité en tout numérique. Pour preuve, un entretien réalisé par le collectif CoLINE avec un échantillon de « lycéens 4.0 » de Terminale7, ayant donc étudié tout au long du lycée sans livres. Ils expriment dans cet entretien des questionnements qui rejoignent ceux des parents : l’un d’eux se demande « pourquoi vouloir détruire des liens sociaux en nous imposant l’usage de l’ordinateur » et, alors, « quel rôle a l’école » ; un autre affirme penser « qu’on nous rend plus stupides, plus bêtes, avec moins de capacités de réflexion ». Une jeune fille pointe encore une autre dimension : « Écologiquement c’est une catastrophe8 ! ».

Une aberration écologique, pédagogique et cognitive

Sur ce point comme sur d’autres, le double discours est en effet flagrant. On enjoint à cette génération d’être « responsable » face aux enjeux environnementaux, elle a souvent conscience de ceux-ci et se voit en même temps contrainte à un usage permanent du numérique dont elle connaît l’aspect dévastateur. On estime en effet que la fabrication d’un ordinateur de 2 kg nécessite en moyenne l’extraction de 600 kg de matières premières (issues de mines africaines dont le coût humain est désastreux), 1,5 tonne d’eau, 22 kg de produits chimiques et 240 kg d’énergie à combustible fossile9. Et c’est sans compter le fait que l’immense majorité de ces terminaux iront finir leur cycle de vie dans d’immenses décharges, le recyclage et le réemploi étant absolument minimes10, non plus que le coût environnement du stockage de données en ligne, la « dématérialisation » promise par Internet étant depuis longtemps démystifiée11. On est là bel et bien face à une injonction contradictoire, permanente qui plus est.

Comme toute injonction contradictoire, celle-ci représente une forme de violence qui finit par être insoutenable. Ces jeunes se retrouvent ainsi victimes d’une forme sournoise de maltraitance, que l’institution elle-même leur inflige quotidiennement et avec laquelle il leur faut composer. On peut avancer que, face à cela, l’inertie et le recours au divertissement constituent des échappatoires... mais des échappatoires trompeuses, ne mettant pas fin au malaise voire le renforçant, en accentuant le confinement dans le domaine numérique, tout particulièrement avec l’usage des réseaux dits sociaux. Car, ce qui ressort également de cet entretien et confirme les critiques plus larges du « numérique éducatif », c’est que le numérique tel qu’il se développe à l’école n’apprend aucunement à cette jeunesse à en prévenir les mésusages mais bien au contraire les renforce. Tous ces lycéens mentionnent le fait qu’il est extrêmement courant de jouer pendant les cours, sans que les professeurs s’en soucient. Une jeune fille explique notamment qu’« on ne [leur] apprend pas à se servir d’un ordinateur », confessant ne pas savoir réellement utiliser un traitement de texte. Un autre se demande « quel est l’intérêt de Pix12, s’il n’y a pas une vraie présence humaine pour apprendre [aux élèves] à utiliser correctement un ordinateur ». Décidément, éduquer par le numérique n’est pas éduquer au numérique. Il ne suffit pas demettre un ordinateur entre les mains des élèves pour qu’ils apprennent à s’en servir, encore moins pour qu’ils en découvrent les « bons usages ». Tout ce qu’on constate, c’est que cette politique ne conduit qu’à l’accélération de la dépendance au numérique, au point que, pour faire un commentaire de texte, le premier réflexe de nombre d’élèves est désormais d’allumer leur ordinateur, pas leur cerveau. Ils ont désappris la confiance en leur capacité à penser, à produire une réflexion. Leur niveau à l’écrit est de plus en plus désastreux. Et beaucoup expriment la sensation douloureuse d’être « moins capables que [leurs] parents au même âge », de subir eux aussi une forme cruelle de dépossession voire de dégradation. Il suffit pour s’en rendre compte de discuter avec ces jeunes : que le numérique ait pour but d’« améliorer la réussite des élèves », ils n’y croient pas.

Si l’exemple du Grand Est est intéressant, c’est qu’on peut y observer avec cinq années de recul les effets de la généralisation d’une « éducation tout-numérique » sur toute une génération d’élèves, qui préfigurent ce qu’on ne manquera pas de constater partout ailleurs une fois cette mutation imposée. Le Conseil supérieur des programmesde l’Éducation nationale (CSP), dans son rapport sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs paru en juin 202213, livre pourtant dans sa troisième partie des conclusions sans équivoque. Le CSP avance que « les nouvelles technologies seraient plus préjudiciables que bénéfiques aux interactions entre les enseignants et les élèves, qui sont au cœur d’une compréhension conceptuelle et d’une réflexion approfondie », que « ces évolutions posent des problèmes qu’il convient de ne pas sous-estimer : des connexions tardives, une dispersion des élèves, une forme de passivité intellectuelle qui entrave la réflexion », et confirme en outre que « l’exposition aux écrans des élèves est décuplée et mêle numérique éducatif et numérique récréatif, pouvant générer passivité, confusion, voire installation de pathologies fonctionnelles liées à un usage irréfléchi des outils et des activités proposés (jeux, réseaux sociaux, etc.)14 ». Des conclusions, émises par un organe officiel de l’Éducation nationale, qui corroborent parfaitement les observations de terrain décrites plus haut.

Orchestrer la servitude, cultiver l'addiction

Et pourtant, à la suite du Grand Est, d’autres régions comme l’Île-de-France ont équipé leurs lycéens d’ordinateurs individuels. Et dans un certain nombre de départements, le virage numérique est déjà bien amorcé aussi dans les collèges, comme en Bouches-du-Rhône où les élèves se sont depuis longtemps vu distribuer des tablettes. Mais, plus stratèges, ces collectivités n’ont pas supprimé concomitamment les livres scolaires. L’institution peut ainsi présenter le terminal numérique individuel comme un « outil complémentaire » et éviter un choc symbolique susceptible de provoquer le rejet des enseignants et des parents. Il apparaît néanmoins que la disparition des livres, bel et bien programmée, se fait alors dans un deuxième temps, arguant que ceux-ci font double emploi avec les manuels numériques.

Si la violence symbolique que revêt la disparition des livres parvient à se faire quasi-indolore, le résultat est le même et il ne faut pas être dupe de la manœuvre. L’institution ne les supprime pas, ce qui dans l’imaginaire collectif renvoie à de sombres époques, elle fait en sorte de les rendre superflus, obsolètes, de les reléguer au rang de dépense inutile. Parallèlement se développe une sémantique qui magnifie cette mutation : les manuels numériques sont désormais accessibles dans l’espace Pearltrees, une plateforme privée, dans lequel « les ressources sont découpées en perles15 »... Subtile manière de fabriquer le consentement à l’abandon de ce qui depuis toujours était les supports de l’étude, de la connaissance et de la fixation des savoirs par le travail conjoint de l’esprit et de la main : le livre et les cahiers.

De même, le maniement des outils primaires que sont le papier et le crayon se retrouve bientôt relégué au rang de pratique dépassée pour l’acquisition des savoir-faire de base que délivre l’école. L’usage de tablettes interactives est aujourd’hui de plus en plus largement promu et encouragé en maternelle pour la découverte de la lecture et de l’écriture, à grand renfort d’IA pour « un apprentissage personnalisé qui s’adapte à l’élève » et lui permettre de « se corriger instantanément16 », et serait donc en ce sens plus performant que l’enseignant pour un apprentissage efficace de ces fondements. Et ce, sans compter la dimension « ludique » de l’outil numérique, toujours vantée par ses promoteurs, sous-entendant qu’il n’y aurait pas grand-chose d’enthousiasmant pour un enfant à acquérir de nouveaux savoirs ou savoir-faire. Sur la base de ce postulat – dont les parents et nombre d’enseignants savent bien qu’il est faux –, il faudrait absolument reléguer au placard les méthodes traditionnelles d’apprentis- sage qui ont pourtant fait leurs preuves, et leur privilégier ces nouvelles technologies qui stimulent le système de récompense en renvoyant sans cesse à l’enfant des gratifications.

En effet, physiologiquement, ces pratiques sur-stimulent dès le plus jeune âge le circuit à dopamine. Comment dès lors construire des apprentissages sur un temps long, impliquant effort et persévérance pour en acquérir la maîtrise, maî- trise de laquelle seule peuvent découler gratification, satisfaction et confiance en soi durables ? Quels peuvent être à long terme les dégâts provoqués par l’utilisation précoce de ces technologies, qui sont conçues à la fois pour s’adapter spécifiquement à l’individu, en dehors de toute dynamique collective, et pour fonctionner sur un principe de satisfaction immédiate ? Quels élèves fabrique-t-on ? Déjà les enseignants en maternelle observent de plus en plus d’enfants incapables de tenir un crayon mais qui glissent le doigt sur la couverture quand on leur met un livre entre les mains...

Si c’est aujourd’hui l’ensemble des traditionnels supports d’apprentissage papier qui sont voués à la disparition, cela fait de longues années déjà que les traditionnels cahiers de textes et autres carnets de correspondance ont disparu des cartables. Depuis 2011, se déploient partout dans le secondaire les Espaces numériques de travail (ENT), plateformes multifonctions sur lesquelles on retrouve la version « dématérialisée » de ces derniers mais qui servent également d’interface de communication entre établissements, enseignants, élèves et parents. L’enfant se retrouve ainsi déresponsabilisé de la transmission des informations qui le concernent, celle-ci étant censée se faire directement par voie numérique. La quasi-totalité des lycées et collèges est depuis plusieurs années déjà passée à l’ENT17 (Pronote, École directe, etc.). Et ce sont désormais aussi toutes les procédures d’orientation que les familles doivent effectuer en ligne sur la plateforme centralisée Educonnect, présentée – là encore – comme un outil de « simplification ».

Dans la réalité, on observe que son usage s’avère plutôt compliquer la vie des familles, notamment celles dites déjà « éloignées de l’école », et fait reposer sur les parents l’entière responsabilité de la scolarité de leurs enfants. À dessein ? À présent, les ENT se déploient pour finir dans le primaire. Tout a désormais vocation à passer par ces ENT : l’école impose donc par là de se connecter à la maison, notamment pour connaître le travail à faire. La connexion devient ainsi le préalable obligatoire aux devoirs, avec la tentation évidente pour l’élève de dériver vers d’autres contenus plus attrayants, divertissants et potentiellement inadaptés. Répétons-le : pour les familles qui entendent poser des limites claires en termes de temps d’écran, cette obligation à la connexion quotidienne contrevient à la mise en œuvre de leurs choix éducatifs et les place dans l’impossibilité de protéger leurs enfants des risques d’Internet et de surexposition au virtuel comme ils le souhaiteraient... et comme les exhortent toutes les recommandations des autorités de santé par ailleurs. Car, en même temps, les pouvoirs publics adressent pourtant de plus en plus d’avertissements à ces mêmes parents, généralement désignés comme seuls responsables de la surexposition aux écrans, qualifiée en novembre dernier – et à juste titre – par Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation, de « catastrophe sanitaire et éducative18 ». Là encore, force est de constater que l’institution envoie, aux parents cette fois-ci, une double injonction intenable, en enjoignant de limiter l’usage du numérique tout en forçant légalement à celui-ci.

L'école soumise au(x) marché(s)

Pour l’heure, la distribution généralisée de terminaux individuels aux élèves avance de manière inégale sur l’ensemble du territoire. Certaines collectivités territoriales s’y refusent, à l’instar de la région Bretagne pour ses lycées, de la Collectivité européenne d’Alsace pour ses collèges et de nombre de communes pour leurs écoles. Mais pour combien de temps ? Auparavant, les collectivités locales pouvaient choisir comment affecter les fonds provenant des impôts locaux. Avec leur remplacement par des dotations d’État, et le fléchage qui l’accompagne, leur liberté de choix se restreint. Tandis qu’il rogne sans cesse les budgets de l’enseignement, justifiant suppressions de postes et classes surchargées, l’État finance généreusement les collectivités pour « développer le numérique éducatif » dans leurs établissements scolaires.

Elles pourraient alors faire le choix, par exemple, d’équiper massivement leurs salles informatiques pour développer une réelle éducation au numérique, collective et à visée effectivement pédagogique, mais l’État invoque la généralisation des ENT et la nécessaire « lutte contre la fracture numérique » pour que soit plutôt privilégié l’achat de terminaux individuels aux élèves. Cela dit, nombreux sont aussi les élus qui font ce choix d’eux-mêmes, en ayant le sentiment de donner à leurs jeunes administrés l’opportunité d’être ainsi « mieux préparés au monde de demain », avec la certitude que cette « modernisation » ne peut être qu’un progrès. Un certain nombre d’entre eux n’ont d’ailleurs pas peur d’affirmer qu’immerger les enfants dès le plus jeune âge dans cet univers numérique a surtout pour but de les rendre plus adaptables au monde de l’entreprise. L’école conçue comme antichambre obligée de la vie économique est une logique néo-libérale désormais explicite et même, depuis les années Blanquer, largement assumée. La numérisation de l’école n’est pas seulement à comprendre dans cette évolution : elle en est un pivot majeur.

L’école est désormais ouverte à la loi du marché, soumise à l’intérêt supérieur des entreprises privées. C’est un projet écrit depuis plus de trente ans qui se concrétise là. Pour rappel : en 1998, Gérard de Sélys signait dans Le Monde diplomatique un article intitulé « L’école, grand marché du XXIe siècle19 ». Il y décrivait comment l’ERT (puissant groupe de pression patronal sur la Commission européenne) avait depuis 1989 déployé une stratégie incisive pour développer un juteux « marché de l’enseignement », avec l’idée que « l’éducation vise à apprendre, non à recevoir un enseignement », en vue très probablement d’assurer à long terme la prospérité de « l’économie de la connaissance ». En se basant sur de nombreux documents, rapports et mémorandums produits entre 1989 et 1998 par l’ERT et les instances européennes, Gérard de Sélys expliquait que20 :

« Promouvoir ou imposer l’enseignement à distance permet d’espérer bénéficier à la fois de la croissance du volume des communications téléphoniques, de celle de la vente de matériels et de celle, non moins importante, des droits d’auteur et droits voisins sur la commercialisation et l’exploitation de didacticiels. L’ensemble de cette stratégie doit déboucher sur une meilleure adéquation de l’enseignement aux exigences de l’industrie, une préparation au télétravail, une réduction des coûts de formation en entreprise et une atomisation des étudiants et des enseignants, dont les éventuelles turbulences sont toujours redoutées. »

Si le CSP, dans son avis sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs, préconise de « ne pas considérer l’Éducation nationale comme un marché ouvert aux stratégies commerciales des acteurs commerciaux et notamment des géants du numérique », a-t-il envisagé que ce marché ouvert soit finalement la seule raison qui justifie de « faire entrer l’école dans l’ère du numérique » ?

Il semble qu’effectivement la mise sous perfusion numérique de la jeunesse réponde à une volonté politique délibérée d’anesthésier une population qui rêve d’autre chose que d’un monde où même le vivant n’est que marchandise, et qui, si elle était capable de faire collectif, pourrait bien trouver la force de s’affranchir du joug du capitalisme. Comme pour tous ceux qui ont du poison à vendre, peu importent les ravages, ils ont les moyens nécessaires pour soumettre les États au diktat de leur business. La logique à l’œuvre est la même pour le numérique que pour les pesticides ou les énergies fossiles : les effets sur la santé des populations et l’environnement sont négligeables face aux lois du marché. Les armées de lobbyistes que déploie l’industrie numérique ont la même efficacité. Ils ont réussi la performance de se donner la légitimité d’« experts » et parviennent à tous les niveaux à être écoutés comme tels. Pour preuve : en septembre 2020, en vue de préparer les « États généraux du numérique éducatif » qui devaient avoir lieu en ovembre suivant à Poitiers, la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale a, comme il se doit, procédé à des auditions. Comme l’ont alors dénoncé quelque vingt-cinq collectifs dans une lettre ouverte, « les experts auditionnés, par leurs fonctions respectives, [avaient,] et c’est assez remarquable, tous un intérêt direct ou indirect à prôner la numérisation massive de l’Éducation nationale21». Dans la liste qu’ils dressent, on trouve pêle-mêle des représentants de la Ed-Tech, de l’AFINEF (Association des entreprises du numérique pour l’éducation et la formation), de la Banque des territoires, aux côtés de ceux de Canopé et de la DNE (Direction du numérique éducatif ), mais... pas un seul représentant des enseignants, des parents d’élèves, des lycéens ou des étudiants. Bien loin de porter toute doléance, ces « États généraux » n’ont alors pu être qu’une grandmesse à la gloire du « numérique éducatif » (bel oxymore pourtant)... et ils ont accouché d’un nouveau Plan numérique, dont l’organigramme fait apparaître clairement le fait qu’il ne s’agit pas de faire entrer le numérique à l’école mais bien l’inverse22. Dans la foulée, en 2021, dans le cadre du Plan de relance post-Covid, 115 millions d’euros étaient investis par l’État « pour soutenir les projets pédagogiques de transformation numérique dans l’ensemble des écoles élémentaires23 ». Comprenez : pour des appels d’offres portés par le secteur privé.

Chaque année, l’État et les collectivités dépensent ainsi au bas mot plusieurs milliards d’euros sous forme de marchés, pour accélérer cette « transformation numérique » de l’école24. On est donc bien en mesure d’accorder des milliards à l’Éducation nationale, mais pas pour financer des salaires attrayants aux enseignants, pas pour en recruter, pas pour leur offrir la formation pédagogique solide dont ils auraient besoin, pas pour étendre le bâti, pas pour envisager le nécessaire allègement des classes, pas pour payer du personnel médico-social, pas pour donner aux élèves la possibilité de recevoir un enseignement de qualité, et surtout pas pour forger une nation de demain faite de citoyens instruits, libres et éclairés. Pire encore : n’étant plus en mesure de faire tout cela faute des moyens humains et financiers dont elle se prive, l’Éducation nationale présente désormais le numérique comme le remède miracle à tous ses maux. Dans cette « politique » qui ne semble plus connaître que la fuite en avant techno-capitaliste, elle travaille à parfaire toujours plus l’asservissement de l’humain à la machine. L’introduction de l’IA à l’école ressemble à un coup de grâce, en présentant l’esprit humain comme bientôt obsolète, parce que plus assez performant pour « traiter des informations ». Mais l’intelligence, la pensée, c’est bien plus que « traiter des informations ».

Le « Progrès » : crime contre la jeunesse ?

Avec le numérique, l’école devient à la fois le laboratoire et l’instrument de notre déshumanisation. Elle impose institutionnellement une logique de maltraitance, dans le prolongement d’un gigantesque circuit qui, de l’extraction des minerais au Congo jusqu’aux décharges géantes du Ghana en passant par les usines de Chine, du travail forcé dans les pays pauvres à l’addiction dans les pays riches, transforme les enfants en esclaves, comme le montre le sociologue Fabien Lebrun25. Elle prépare à l’acceptation d’un avenir effrayant, en obligeant la jeune génération à se soumettre à la doxa d’un « Progrès » qu’elle n’aura peut-être bientôt même plus les moyens intellectuels de questionner et dont elle ne sera plus capable de se sevrer.


Notes

  • [1] « Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies » : Rapport publié par l’OCDE en 2015,
    https://www.oecd.org/fr/education/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf
  • [2] Ibid., citation extraite de l’avant-propos d’Andreas Schleicher, directeur de l’éducation et des compétences à l’OCDE, p. 1
  • [3] Accord de partenariat publié en ligne parl’Éducation nationale
    https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Partenaires/17/7/convention_signee_506177.pdf
  • [4] Extrait d’un courrier communiqué à CoLINE (nous ne publions pas l’intégralité des courriers et témoignages, nombreux, reçus sur la boîte mail du collectif ).
  • [5] Courrier de parents disponible en intégralité sur le site de CoLINE :
    https://www.collectifcoline.fr/fr/boite-a-outils/_documents_communication/lettre-adressee-a-des-elus-du-grand-est-par-des-parents-deleve-et-publiee-avec-leur-accord
  • [6] Courrier de parents précédemment cité, et disponible en ligne.
  • [7] Témoignage de lycéens strasbourgeois à écouter sur le site de CoLINE :
    https://www.collectifcoline.fr/fr/boite-a-outils/_documents_reflexion/temoignages-de-lyceens-et-lyceennes
  • [8] En s’appuyant sur les données fournies par l’ADEME, le CNRS, l’OMS ou encore le Shift Project, le site Ecotopie détaille le coût environnemental d’un ordinateur dans un article intitulé « Pollution d’un ordinateur : ana-tomie d’un désastre environnemental et social » :
    https://ecotopie.fr/numerique-responsable/pollution-dun-ordinateur-anatomie-dun-desastre-ecologique-et-social/
  • [9] Voir note précédente
  • [10] Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, plus de 50 millions de tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) sont produites chaque année dans le monde. En Europe, seul un quart des neuf millions de tonnes produites chaque année, dont presque deux en France, est collecté et correctement recyclé. 80 % des DEEE sont envoyés illégalement dans des pays en développement, dont bon nombre en Afrique, selon la Banque mondiale (Source : France Info, Laurent Filippi, 17 mars 2020).
  • [11] Dans son rapport « L’insoutenable usage de la vidéo en ligne » (juillet 2019), le Shift Project estime, pour la seule année 2018, à 305 millions de tonnes les émissions de CO2 générées par le visionnage de vidéos en ligne. Et il est évident que l’usage du streaming a explosé, sans compter tous les autres usages du numérique, en constante progression, synonymes également de flux et stockage de données.
  • [12] Le gouvernement et le ministère de l’Éducation nationale présentent PIX comme « un outil d’évaluation en ligne des compétences numériques. » Au fil de leur scolarité, les élèves sont amenés à passer des « certifications PIX » sur le temps scolaire... mais les « compétences » évaluées ne font l’objet d’aucune formation dans le cadre scolaire.
  • [13] Publié en juin 2022, l’« Avis sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques » rendu par le Conseil supérieur des Programmes de l’Éducation nationale est accessible sur le site du ministère, et également disponiblevia le site de CoLINE (rubrique boite à outils) :
    https://www.collectifcoline.fr/fr/boite-a-outils/_documents_reflexion/lavis-rendu-par-le-conseil-superieur-des-programmes-csp-sur-le-numerique-a-lecole
  • [14] Ibid., p. 67, p. 71 et p. 72
  • [15] Comme s’enorgueillit Pearltrees, sur la page d’accueil de son site : « En moins de trois ans, son extension Manuels Scolaires, réalisée grâce à des partenariats de grande ampleur avec les principaux éditeurs français (Nathan, Bordas, Belin, etc.) est devenue un acteur majeur du monde de l’édition, représentant plus de 10 % du marché du manuel numérique. Disposant d’un taux d’usage hors normes, le manuel Pearltrees transforme la nature même de cet objet centenaire et recompose sa chaîne de valeur. »
  • [16] Et ce, alors que, dans le même temps toujours, les ARS ou l’OMS alertent sur la surexposition des plus jeunes aux écrans et aux biais cognitifs induits par une gratification ou ne serait-ce qu’une réaction immédiate des objets dits « interactifs », qui sur-stimulent le circuit de la récompense et n’apprennent pas à différer... On relèvera par exemple Lalilo, application ayant pour but de « différencier l’enseignement de la lecture et du français » et faisant l’objet d’un « partenariat d’innovation avec le ministère de l’Éducation nationale ». Sur son site, on apprend que « Lalilo adapte de manière automatique, grâce à l’intelligence artificielle, le parcours de chaque élève » et que « les élèves évoluent en autonomie dans des mondes merveilleux au fil desquels ils collectent des badges leur permettant de débloquer de jolies histoires ».
  • [17] Source : ministère de l’Éducation nationale,
    https://eduscol.education.fr/1567/l-etat-du-deploiement-des-espaces-numeriques-de-travail
  • [18] Interview donnée au journal Le Parisien, 13 novembre 2023.
  • [19] Gérard de Sélys, « L’école,grand marché du XXIe siècle », Le Monde diplomatique, juin 1998 :
    https://www.monde-diplomatique.fr/1998/06/DE_SELYS/3786
  • [20] Ibid., p. 14-15.
  • [21] Lettre ouverte aux organisateurs des États généraux du numérique pour l’éducation, lancée par le collectif Nous Personne et signée par vingt-cinq collectifs et associations :
    http://nouspersonne.fr/doc/Etat_Generaux_et_Societe_Civile.pdf
  • [22] Voir l’organigramme reprenant les quarante propositions issues des États généraux, présenté en page 14 du dossier de presse « États généraux du numérique pour l’Éducation » disponible sur le site du ministère de l’Éducation nationale :
    https://www.education.gouv.fr/media/72853/download
  • [23] Source : ministère de l’Éducation nationale, « Plan de relance – continuité pédagogique – appel à projets pour un socle numérique dans les écoles élémentaires » (publié au 1er trimestre 2021 et mis à jour en février 2023), introduction,
    https://www.education.gouv.fr/plan-de-relance-continuite-pedagogique-appel-projets-pour-un-socle-numerique-dans-les-ecoles-308341
  • [24] Pour la seule région Grand Est, le budget prévu pour financer le dispositif « Lycée 4.0 » à la rentrée 2023 était de 37 millions d’euros, pour les seuls lycéens de cette région, donc. Si on considère l’ensemble des élèves dotés en terminaux individuels dans toute la France et pour tous les niveaux, le coût de fonctionnement des ENT et des « écosystèmes numériques » développés dans les établissements de tout le territoire, on arrive facilement à estimer un coût global annuel en milliards d’euros.
  • [25] Fabien Lebrun, On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Altérité critique », 2020.

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