N'hésitez pas à vous en inspirer pour interpeller vous aussi les élus, décideurs, institutions etc.

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Bonjour,

Nous sommes les parents d'un jeune homme de 16 ans qui est actuellement scolarisé en classe de 1ère dans un lycée public strasbourgeois. Comme tous les jeunes lycéens, il fait l'objet de l'essai de suppression des supports scolaires classiques (manuels scolaires) pour être remplacés par des supports dématérialisés. A cet effet, le Conseil Général du Grand Est a mis à disposition un ordinateur portable gratuitement à tous les élèves concernés sur lequel sont disponibles les documents en question, à l'arrivée en classe de 2nde.

Nous souhaitons par la présente lettre faire un retour d'expérience quant à cet essai. Pour en venir au fait sans détour : nous nous opposons à ce projet et regrettons qu'il ait été imposé à notre fils. Nous en exposons par la suite les raisons :

Nous considérons tout d'abord que le temps d'écran (tous les écrans et tous usages confondus) doit être limité dans le temps (à deux à trois heures par jour à titre indicatif). Les écrans ont un pouvoir de séduction très important dont la maîtrise dépasse les moyens de contrôle des adolescents. Il s'y ajoute que les contenus communiqués par les nouveaux médias sont de plus en plus souvent de nature à désinformer. Fake news, théories de conspiration, images et textes crées et modifiés par l'intelligence artificielle sont omniprésents sur les écrans et risquent de causer chez nos enfants un désordre intellectuel sérieux, une incapacité à faire la part des choses entre le faux et le vrai. La liste des effets nocifs potentiels est longue. Les écrans, en particulier les jeux vidéo, mais aussi la consommation des contenus pornographiques et violents, peuvent causer une dépendance psychique et perturber le développement moral d'un enfant. En tant que médecin je tiens à ajouter les effets nocifs potentiels sur les yeux, les troubles neuropsychologiques (épilepsie, troubles de l'attention, syndrome Hikikomori) les troubles du sommeil et autres...

Nous n'ignorons pas les usages positifs et enrichissants des nouveaux médias. Nous nous intéressons dans la famille à la littérature, au cinéma, à la danse, à l'histoire, à la politique, à pratiquement tous les sujets de société. Les possibilités de s'informer sur ces sujets (entretiens avec des auteurs, extraits de spectacles, discussions, reportages etc.) sont innombrables et souvent d'excellente qualité sur le Net. Nos enfants font des jeux vidéo. Nous sommes abonnés à Netflix. Bref, les nouveaux médias ont leur place chez nous. Nous les utilisons, nous les considérons comme un enrichissement. A condition toutefois que les contenus soient bien choisis, que la durée d'utilisation soit limitée, que les contenus problématiques, voire nocifs, soient exclus dans la mesure du possible.

Nous investissons énormément de temps et d'énergie pour assurer un emploi raisonnable des nouveaux médias pour nos enfants. Ainsi, nous avons établi une charte avec notre fils aîné concernant l'emploi des nouveaux médias. Cette charte définit que les devoirs sont prioritaires, que les heures de travail scolaire et les activités d'écran doivent être séparées et que l'usage des supports informatiques se fait essentiellement en dehors de la chambre, dans le cercle de la famille.

Peu de temps après cet engagement entre nous et notre enfant, nous avons appris la mesure dont il est question ici, lors de son arrivée au lycée. Pour le dire ouvertement, nous nous sommes sentis floués par l'institution scolaire. Nous avons ressenti une sorte de cynisme, un acte de désolidarisation de l'école avec nous. Celle-ci semble confuse, désorientée, incapable de définir de manière censée son rôle dans la mission éducative partagée avec les parents. L'expérience montre que nous ne nous sommes pas trompés. Notre enfant possède désormais un outil qui lui sert à merveille et à tout moment pour déjouer la charte que nous avons établi avec lui avec l'argument irréfutable qu'il veut faire ses devoirs !

Désormais les heures de devoirs et de loisir ne sont plus séparées. L'un et l'autre sont mélangés, les devoirs sont parasités par la tentation permanente de switcher sur d'autres contenus, sur les médias sociaux, sur YouTube, sur des jeux vidéo etc. Vous allez peut-être nous répondre que le sens de la mesure est justement de solliciter les facultés des jeunes à gérer cette situation. Seulement une jeune personne de son âge n'est pas encore capable de gérer cette tentation, de renoncer à ce parasitage numérique de son travail scolaire et nous osons penser que vous savez cela. Nous en sommes réduits à devoir surveiller notre enfant en permanence quand il "fait ses devoirs". Or dans la réalité nous sommes souvent nous-mêmes au travail jusqu'au début de la soirée et ne pouvons donc pas assurer cet accompagnement.

L’Éducation Nationale demande aux parents d'être solidaires avec l'école. Nous le sommes. C'est pourquoi nous nous permettons de vous dire : que l'école soit solidaire avec nous aussi. L'école doit être le lieu où les enfants apprennent un emploi raisonnable et maîtrisé des nouveaux médias, et elle ne doit pas mettre en difficulté les parents quand ceux-ci essayent d'accomplir cette tâche. Notre monde est inondé par les écrans, par la désinformation. Il est généralement connu que les enfants et les jeunes passent beaucoup trop de temps devant les écrans. Il faut des mouvements, des énergies, des institutions qui font barrage à ce phénomène. A notre avis, l’Éducation nationale devrait se placer solidement parmi eux.

L'école doit bien entendu mettre à disposition des élèves des ordinateurs. Mais en son sein, et dans un lieu destine à cet effet et avec du personnel qualifié.

D'ailleurs, le retour des enseignants que nous connaissons personnellement est aussi quasi constamment négatif. Selon ces témoignages, les élèves font mésusage de cet outil pendant les heures de cours en regardant des vidéos, en envoyant des messages (mails), en jouant à des jeux vidéo. On a envie de prononcer un mot de solidarité à l'égard des enseignants aussi qui doivent faire face à tout cela et qui n'ont pas les moyens nécessaires pour faire leur travail correctement.

Nous souhaitons ajouter encore deux sujets de réflexion.

Nous, qui sommes des parents diplômés bac+N, nous arrivons encore à endiguer les mésusages de cet outil, par exemple en le soustrayant à notre enfant au besoin et en ayant un échange continu et constructif sur la thématique des écrans avec lui. Mais que deviennent tous les jeunes qui n'ont pas cet encadrement ? Encore une fois : Qui, sinon l’Éducation nationale peut les aider ? Qui peut leur apprendre à faire la part des choses entre travail (scolaire) et loisir, entre livre et écran ?

L'autre sujet de réflexion concerne le support éducatif en lui-même, le manuel scolaire matériel. Il y a tout de même une grande différence entre papier et écran. Le livre respire l'histoire, la culture, le savoir. Il est agréable, doux à regarder et à toucher. Il abîme moins les yeux que l'écran.

N'avez-vous jamais comparé le temps nécessaire pour ouvrir une page donnée dans un livre et sur un support technique ? Avez-vous déjà vu un livre parasiter votre attention par des publicités, par des incitations à la consommation et de passer à autre chose, qui clignotent partout à côté des pages ?

Nous avons décidé d'acheter pour notre fils les manuels scolaires en papier pour l'année scolaire à venir et nous savons que d'autres parents le font également. Encore une fois, c'est une inégalité parmi les lycéens, qui est produite par l'Institution scolaire elle-même.

Nous sommes tellement soucieux que nous sommes résolus à faire changer notre fils d'Académie si son travail scolaire nous paraît trop perturbé cette année par l'ordinateur portable fourni par l'école.

Nous vous serions reconnaissants de nous faire parvenir une réponse.

Avec nos salutations sincères,