La journaliste s'est d'abord intéressée à un collectif de parents catalans contre les écrans, et a cherché les parents qui agissaient sur le même terrain en France : elle est naturellement arrivée jusqu'à CoLINE !

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Alors qu'en Catalogne, un mouvement de parents prônant l’éducation sans portable prend actuellement de l’ampleur, en France, deux mères de famille partent en guerre contre le numérique à l'école.

Elles ont créé un collectif, CoLINE, qui rassemble des parents, mais aussi des enseignants.

Nous avons interrogé sa co-fondatrice.

En France, comme en Espagne, des parents inquiets de voir leurs enfants accros aux téléphones portables et aux écrans ont décidé de se constituer en association pour fustiger l’inaction des autorités dans ce domaine. C'est ainsi qu'est née en Catalogne "Adolescence sans portable". Leur message : alerter les jeunes sur les dangers à leurs yeux d’une utilisation à outrance des écrans : perte de mémoire, difficulté de compréhension, diminution de la capacité à se concentrer… Les parents sont notamment soutenus dans leur démarche par l’Ordre des médecins madrilènes et l’Agence espagnole de protection des données. Et ce mouvement est en train de devenir un véritable phénomène de société.

Pendant ce temps, dans l'Hexagone, deux mères de famille, Audrey Vinel et Julie Pérel, ont cofondé CoLINE – un Collectif de Lutte contre l’Invasion Numérique de l’École. Il rassemble des parents et des enseignants qui ne sont pas d’accord avec le fait qu’on impose l’usage systématique des outils numériques à l’école : pour communiquer, effectuer le suivi des élèves (résultats, absences, etc.), faire les démarches d’orientation, mais aussi et surtout dans le cadre des enseignements. Ces deux mamans de trois enfants, qui ne se connaissaient pas – l'une habite à Strasbourg et l'autre à Rennes – militaient depuis longtemps sur cette question des écrans. Elles ont décidé d'unir leurs forces pour mener ce combat.

Les Espaces Numériques de Travail (ENT) pointés du doigt

Pourquoi ce collectif de lutte contre la numérisation à l'école ?

Audrey VINEL - L'école se numérise progressivement depuis plus de dix ans maintenant, et ces dernières années, ça avance à marche forcée. Mais force est de constater que depuis tout ce temps, ni les fédérations de parents d’élèves ni les syndicats enseignants ne se positionnent clairement contre cette casse par le numérique. C’est pour répondre à ce silence coupable que nous avons entrepris de créer ce collectif national. On cible notamment les ENT (Espaces Numériques de Travail) qui servent à la communication entre les enseignants et leurs élèves, mais aussi avec les parents. Depuis 2013, ils se sont petit à petit imposés dans le second degré et se propagent à présent au primaire.

Et puis surtout, il y a le numérique qui s’impose au cœur des enseignements et des pratiques pédagogiques, avec la distribution de tablettes ou d’ordinateurs portables. Par exemple, dans notre cas, le Grand-Est est la région pionnière du lycée "4.0". Donc, depuis 2019, les élèves dans ces établissements n'ont plus de livres. On nous dit que c'est pour la santé des enfants, pour protéger leur dos, mais quand je vois les miens avachis dans leur lit devant leurs écrans, je ne suis pas sûre que ce soit meilleur pour leur dos, sans parler de leur cerveau. Le pire, c'est que ça commence à concerner les enfants de maternelle. Il paraît que les tablettes, c'est formidable pour les activités de découverte de l’écriture et du dessin. Il me semble qu'une feuille et un crayon, c'est un peu plus pertinent.

Et ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ce n'est pas fait à la demande du corps enseignant. Cela se déploie au rythme des collectivités locales, puisqu'elles sont en charge de l’équipement. C’est une obligation que l’État leur impose en leur donnant des dotations à cet effet et il n'y a aucune concertation préalable. C'est la confusion entre éduquer au numérique et éduquer par le numérique.

En quoi la numérisation de l’école vous inquiète-t-elle ?

Ces ENT se sont substitués à tous les supports traditionnels. Avant, le cahier de liaison responsabilisait les élèves. Maintenant, s’ils sont absents ou ont des soucis de discipline, ils n’ont plus à faire signer un mot aux parents : on est censés être informés par un message sur l’ENT. Et quand les enfants notaient leurs devoirs sur un cahier de textes, ils savaient ce qu'ils avaient à faire. Là les gamins ne mémorisent même plus. Ça veut dire aussi des messages pour tout et n’importe quoi, et les infos importantes se noient dans la masse. Vous êtes censé avoir eu l’information, la rater est de votre seule responsabilité. Sans parler du stress pour les élèves qui se connectent tout le temps pour connaître leurs notes. De même, on a entièrement dématérialisé les procédures d’orientation : il n’y a plus de fiches de liaison qui circulaient à chaque conseil de classe entre l'établissement et la famille. C'était d'ailleurs souvent le seul support pour les familles pour en parler. Maintenant, il faut cliquer sur Educonnect et se débrouiller tout seul. C'est tout ça qui est problématique et qui crée une dépendance à l'outil numérique.

L'ordinateur ou la tablette deviennent ainsi des outils scolaires qu'on doit aussi utiliser à la maison, notamment pour faire ses devoirs. Mais une fois terminés, cela sert surtout à bien d’autres choses. Car c'est quand même bien tentant de regarder des vidéos ou de faire un jeu. Et le temps passé devant les écrans explose. C'est un produit addictif, on le sait, il y a suffisamment d'études scientifiques sur le sujet. Malheureusement, pour les parents qui essaient de mettre des règles en posant des temps d'interdiction, comme l'école vous impose cette connexion, vous ne pouvez plus tenir votre choix éducatif. Mais tout le monde est résigné, même si ça crée une forme de souffrance dans beaucoup de familles. Avec en plus l'idée que ça n'améliore rien, ni la scolarité des enfants, ni une meilleure communication avec les établissements scolaires. Le pire, les gamins en fin de compte ne deviennent même pas des utilisateurs avisés de l'outil informatique, ils deviennent juste des consommateurs.

Quelles actions concrètes comptez-vous mener pour sensibiliser à cette question ?

La première chose que nous avons faite pour lancer ce projet de collectif national, c’est d’écrire un manifeste et de le faire circuler pour tenter de fédérer d’autres personnes qui, partout en France, font le même constat que nous. Aujourd'hui, cet appel a été signé par 3000 personnes : la moitié sont des parents, l'autre moitié, ce sont des enseignants et beaucoup de professionnels de l'enfance, mais aussi des informaticiens, des ingénieurs, quelques grands-parents et plusieurs personnalités, car nous avions besoin de la légitimité d’intellectuels pour qu'il soit publié. Notre but, c'est d'ouvrir la parole et le débat localement pour que les gens se saisissent du problème. Parce que sinon, nous sommes consentants par notre silence.

Ensuite, nous allons envoyer notre manifeste au ministre de l'Éducation, Gabriel Attal, qui est en mesure d'agir pour protéger les enfants contre cette catastrophe sanitaire éducative. Lui-même reconnait que le déficit en langage et en écriture de nos enfants est lié au temps d'écran excessif et appelle à un sursaut collectif (dans une interview au Parisien lundi 13 novembre, NDLR). Mais si l'école continue d'imposer ce numérique, c'est incohérent. Certains parents vivent d'ailleurs ça comme une trahison, car ils ont bien conscience que cela est dangereux pour le cerveau et le développement de leurs enfants.