Lorsqu'on parle de numérique, il y a toujours l'idée d'en trouver le "bon usage". Mais à l'école, et avec des enfants, penser qu'on peut parvenir à trouver un "bon usage", un "usage raisonné", n'est-il pas juste illusoire ? Voire même dangereux ? Cette tribune publiée par Marianne le 7 juin 2024, et soutenue par d'autres collectifs, pose la question...

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Parler d'un « usage raisonné du numérique » comme on le voit souvent peut paraître très convaincant, mais cette expression n'a de sens que si on l’oppose à un « usage déraisonné ».

Or, personne ne croit avoir un rapport délirant avec la technologie. Au contraire, nous pensons tous ne nous en servir que lorsque nous en avons besoin c’est-à-dire raisonnablement. Il est très facile de considérer qu'il n'y a que les adolescents qui tombent dans les travers liés à internet (addiction aux réseaux sociaux, aux paris en ligne, à la pornographie…), comme si les adultes en étaient épargnés.

Néanmoins, ne serait-ce que pour des motifs professionnels, nous sommes constamment obligés d’être connectés, et nous développons nous-mêmes une dépendance si forte que cela nous empêche d'envisager la manière de montrer à nos enfants que cette technologie n'est qu'un « outil », telle qu'elle est souvent définie à tort, comme nous essaierons de le montrer. De fait, on peut dire que nous sommes arrivés à tel degré généralisé d’addiction qu’une quelconque tentative de régulation semble être vouée à l’échec.

Connexion imposée

Pourtant, cette idée d’usage « raisonné » revient régulièrement dans les médias ou dans les exigences qui se veulent sensées de la part de quelques individus inquiets par l'expansion des nouvelles technologies. C'est que les dégâts sont déjà tellement flagrants, surtout chez les plus jeunes, qu'il est devenu de bon ton de se demander s'il ne faudrait pas « faire quelque chose ».

Et puisqu'il est tout aussi évident que le numérique, comme le Verbe, habite déjà parmi nous, il ne nous reste qu'à accepter ce déferlement que personne ne contrôle vraiment et essayer de trouver la voie de la raison au milieu du cataclysme. Tentons donc de trouver un « bon usage » de la technologie qui dépende de l'utilisation qu'on en fait.

Mais qu’est-ce que le « bon usage » ? Se connecter 2 ou 3 heures par jour au lieu de 5 ou 6 heures ? Tout le monde sait que, pour la plupart des salariés, une heure par jour ne suffit pas pour répondre aux sollicitations incessantes des réseaux sociaux et des courriers électroniques. Alors il faut « éduquer » ! Pourtant, la connexion permanente à internet est loin d'être un choix, puisqu'elle est imposée par notre travail, l’administration fiscale, la CAF, pour prendre les transports (bref, c’est à tous les domaines de notre vie quotidienne que cette numérisation à marche forcée s’est étendue, remplaçant les rapports humains) et, bien entendu, par l'omniprésence des écrans à l’école.

Pourtant, connaître les mécanismes d’une addiction ne veut pas dire que l’on cessera d’en être dépendant. Savoir que les applications se trouvant sur notre smartphone tentent par tous les moyens de capter notre attention (sans parler bien sûr des données personnelles récoltées) est une chose, mais cela ne suffit pas à nous en détacher. Dans le cadre du numérique à l’école, les stratégies de défense sont les mêmes : on nous parle d’un usage limité, encadré ; il faut éduquer plutôt qu’interdire, nous répète-t-on, et cela concerne aussi bien les enfants que les parents.

Position méprisante

Le problème de cette notion de « bon usage » est qu'elle permet d'abord de se sentir supérieur vis-à-vis de ces autres, qui, eux, seraient les véritables usagers assujettis ceux qui ne sont donc pas sujets et ne savent pas se servir des nouvelles technologies en tant que vrais citoyens éclairés.

Comme ces parents indignes qu’il faudrait « éduquer » ; il y a quelque chose d’humiliant et de méprisant dans cette injonction qui vise implicitement les classes sociales les plus défavorisées.

En revanche, nous, les usagers raisonnés, nous savons quand éteindre notre appareil sans nous donner une nouvelle excuse pour prolonger encore quelques secondes notre connexion ; nous savons contourner toutes les stratégies de séduction publicitaire qui nous sont montrées en boucle ; et nous savons bien entendu faire découvrir, nous qui appartenons à la dernière génération formée dans une civilisation analogique, toutes ces compétences à nos héritiers en les accompagnant sur ce difficile chemin.

La réalité est bien différente. La lecture est une pratique en recul chez les adultes depuis des années déjà, en faveur du temps consacré à la consommation d'écrans, et notre capacité de concentration est menacée partout par les mêmes risques qui se manifestent d'une manière encore plus outrancière chez les adolescents. Et cette transformation est relativement mineure par rapport à l'ensemble des bouleversements que la connexion omniprésente est en train de provoquer dans nos vies.

Face à ce constat d’échec, le moins que l’on puisse faire, c’est de protéger de toute urgence les enfants, retarder le plus possible leur rapport au numérique. Une fois que l’enfant possède un smartphone, il est presque impossible de le contrôler, ses actes nous échappent complètement. Et qu’on ne vienne pas dire que c’est pareil avec la télévision : certes, son pouvoir d'absorber la concentration est similaire, mais, au moins, elle ne peut pas être déplacée constamment dans une poche. En outre, il n’y a pas d’interaction véritable ; on ne peut pas recevoir de message, de photo personnalisée, etc. Le caractère nomade et l’aspect interactif des smartphones ont changé complètement la donne.

La réticence devant l'emploi omniprésent des nouvelles technologies, et surtout dans le domaine de l'enseignement, loin d'être une position « obscurantiste » ou « irrationnelle », constitue donc une prise de position plus sage (car relevant de la prudence) que les vœux pieux qui, somme toute, vont dans le même sens que la propagande officielle accompagnant l'imposition des contraintes numériques et qui ne parle que de « rationaliser » et d'« améliorer ».

Comment peut-on encore entendre qu’il faut « marcher avec son temps » alors que les choses ont pris une telle vitesse que l’on n’a même plus le temps d’évaluer les transformations que chaque innovation majeure provoque ?

Nous parlons du smartphone et autres tablettes et dalles numériques tactiles, mais qu’en sera-t-il de l’IA dans quelques années, quand la notion même d’effort intellectuel aura été balayée, sans compter que des centaines de métiers auront disparu ? Bien sûr, l’institution scolaire et le gouvernement disent de l’IA la même chose que du numérique : il faudra bien apprendre à l’utiliser puisqu’elle nous sera imposée. Nous sommes quelques-uns à penser qu’il est plus que temps de cesser de subir ces assauts contre notre intelligence et notre humanité : ni l’imposition du numérique, ni celle de l’IA ne sont des fatalités.

Pas un simple outil

La prolifération d'internet et son arrivée foudroyante dans presque tous les domaines de la vie ne tombent certainement pas du ciel. Des décisions conscientes ont été prises pour accélérer un processus dont personne ne sait quelles conséquences il va provoquer. Aucun bilan ne sera fait, et il serait de toute façon superflu, puisque la technologie n'est presque jamais évaluée pour ce qu'elle fait mais pour ce qu'elle promet. Internet est par excellence un domaine libertarien, qui supporte très mal les contraintes à ce qu'il permet de réaliser.

Et il ne s'agit surtout pas d'un « outil » ; il n'a rien à voir avec un marteau ou une pince, et il faudrait se demander pourquoi l'emploi de ce terme d'outil pour caractériser un réseau si complexe (et si gaspilleur d'un point de vue écologique) est devenu la norme, alors que personne ne qualifierait une voiture, une maison ou un baril de pétrole d'« outil » et pourtant, tous les trois constituent des éléments nécessaires au fonctionnement de notre société industrielle.

Réduire les Technologies de l'Information et de la Communication à un simple outil renforce le mirage d'un usage toujours sous contrôle, soumis à la souveraineté d'un sujet qui décide à chaque instant de ce qu'il veut en faire pourvu qu'il ait été raisonnablement éduqué, bien entendu. Mais si cette hypothèse très néolibérale avait au départ quelque chose de séduisant, la réalité des vingt dernières années l’a démentie cruellement.

Pour toutes ces raisons, nous nous opposons aux formules lénifiantes comme celles portant sur le « numérique raisonné » ou « faire entrer l'école dans l'ère du numérique » et nous défendons au contraire un scepticisme radical vis-à-vis et de la propagande officielle en faveur du tout écran et de l'abdication face à ce qui relève d’une menace majeure contre notre dignité.

Dire qu’il faut faire du numérique un « bon usage » est, en effet, parfaitement irréaliste et irréalisable. Comptant sur l’honnêteté de chacun, nous mettons d’ailleurs au défi quiconque lira cet article ; qui, aujourd’hui, est capable de dire : « J’utilise le numérique de manière raisonnée où je veux, quand je veux ; je possède un tel contrôle de moi-même et de mes pulsions que c’est moi le maître de la machine et non l’inverse. »

Très peu de gens, à notre connaissance. Et, si des personnes formées dans le vieux monde analogique n’ont même pas ce pouvoir sur eux-mêmes, eux qui ne sont pas nés avec des tablettes à la main, qui pourrait l’avoir ?

Signataires :

Collectif CoLINE, Collectif de lutte contre l’invasion du numérique à l’école

Collectif de Beauchastel contre l’école numérique

Collectif Nous Personne

Lève les Yeux