« Professeure dans le supérieur, j’ai décidé d’interdire totalement les smartphones dans mes cours », tribune de Séverine Denieul dans Marianne

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Séverine Denieul, enseignante en IUT et parent d’élève, membre de l’association Lève Les Yeux et de CoLINE (Collectif de Lutte contre l'Invasion Numérique de l'École), explique pourquoi elle interdit à ses étudiants l'usage de leurs smartphones durant ses cours.

Les rentrées s’enchaînent mais ne se ressemblent pas, surtout depuis l’accélération sans précédent qu’a constituée la crise du covid avec la mise en place de la continuité dite « pédagogique ». Énième tour de passe-passe de l’institution qui nous a habitués depuis longtemps à la novlangue la plus inepte en se présentant comme critique d'un enseignement « vertical » en faveur de « l’auto-construction du savoir » par « l’apprenant ». Mais à ces dérives s’adjoint aujourd’hui un péril bien plus grand : l’invasion du numérique à l’école qui va sans doute nuire davantage aux capacités d'apprentissage des élèves et aggraver les inégalités sociales et scolaires.

Partons d’un exemple concret : depuis quelques années déjà, les évaluations nationales en 6e, en mathématiques et en français, se font obligatoirement sur support numérique, ce qui veut dire que les élèves n’écrivent plus. « Ce n’est pas important », nous dit-on, « puisque la graphie n’est pas la compétence que l’on évalue ici » – comme si le fait d’écrire pouvait être séparé du reste (lecture, surlignage, décomposition, analyse). C’est d’autant plus une aberration que les exercices d’automatisation sont élaborés par des informaticiens et fournis clés en main ; ils ne sont pas conçus par des enseignants. De toute façon, bientôt, « les élèves passeront leur brevet sur tablette », nous a-t-on prévenus. Que voulez-vous, il faut être dans l’air du temps, les écrans sont omniprésents, on ne pourra plus s’en passer !

Exposition au numérique

C’est donc au plus tôt qu’il faut installer la dépendance au numérique, préalable nécessaire à ce que l’enfant connaîtra dans un contexte professionnel. D’ailleurs, l’école ne doit plus être un sanctuaire dédié à l’étude et à l’instruction mais une rampe de lancement vers le monde du travail. Tant pis si cette « adaptabilité » aux besoins économiques passe par livrer des tablettes à des enfants d’école maternelle qui n’en ont pas besoin. Vous comprenez, chers parents, l’Éducation nationale n’est pas responsable du fait que les enfants de 3 à 10 ans passent trois heures par jour en moyenne devant des écrans ; elle ne propose, elle, que des « contenus pédagogiques adaptés sur des temps courts, et avec des enseignants formés ». Qui plus est, « écran » est un vilain mot ; ne pourrait-on pas le remplacer par « interface pédagogique tactile et interactive » ?

« Le numérique n’est pas un choix mais une obligation. »

La pédagogie est le cache-misère qui doit permettre de faire croire aux parents que le numérique est nécessaire. Mais a-t-on réfléchi à la fascination qu’il exerce et à laquelle n’importe quel adulte succombe ? Un enfant de trois ans serait davantage protégé de cette attraction sous prétexte qu’il s’agirait d’une activité encadrée et limitée ? Mais plus vous exposerez un enfant tôt aux écrans, moins il aura la capacité de s’en détacher. Plus vous lui proposerez des contenus ludiques et attractifs, moins il aura envie d’écrire, de réfléchir, de faire un effort pour penser abstraitement. Demandez à n’importe quel étudiant s’il préfère une capsule YouTube ou un cours magistral, voire un texte écrit de plus de 10 lignes, et vous commencerez à mesurer l’ampleur du désastre.

« Mais, vous comprenez », rétorqueront les thuriféraires de l’institution, « si votre enfant est coupé des écrans, il sera isolé socialement, et vous courez le risque qu’il ne sache pas se débrouiller dans un secteur d’avenir innovant avec beaucoup d’emplois à la clé ! » Mon père a plus de soixante-dix ans et sait parfaitement naviguer sur Internet et se servir d’un smartphone. Il n’a pas eu besoin d’être exposé au numérique dès la maternelle pour se servir d’un pavé tactile ou suivre un programme pédagogique en ligne pour savoir compter jusqu’à dix. La différence entre lui et mes étudiants est la suivante : il a eu le temps de lire et de se former dans le monde analogique, soit à l’école, soit en dehors de celle-ci (l’ambiance qui régnait en Mai 68 était bien plus propice à la lecture et à la discussion que notre époque soi-disant ouverte et fluide, vivant au gré des tweets insultants et sensationnels). Les enfants d’aujourd’hui n’auront pas cette chance : pour eux, le numérique n’est pas un choix mais une obligation.

La fin de l’enseignant

Et, concernant mes étudiants, je dirais même que c’est une seconde nature, leur premier réflexe pour répondre à une question étant, non pas de se servir de leur cerveau, mais de regarder sur Internet. Ils ne lisent plus la presse papier (ni en ligne, d’ailleurs) mais regardent le Youtubeur « Hugo décrypte » (pour les plus sérieux d’entre eux). Ils sont des « digital natives » mais ne parviennent pas à distinguer une source fiable (un site journalistique sérieux) d’un blog politisé bourré de fake news. Ils possèdent la certification Pix, qui est censée évaluer leur maîtrise du numérique et qu’ils arborent fièrement sur leur CV mais ne savent pas aller au-delà de la première page de résultats du moteur de recherche Google. Ils pensent, car l’institution elle-même les invite à le faire, que l’information est la même chose que la connaissance. Plus grave encore : ils sont complètement accros à leur smartphone et ne peuvent pas se concentrer plus de 10 minutes sans regarder dans leur poche pour voir si une notification est arrivée.

« Comment manifester autrement une quelconque résistance face à un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage ? »

Pourtant, dans le secondaire, le nouveau mot d’ordre est d’être ludique : il faut amuser, ne pas ennuyer – en proposant des escapes games et autres classes inversées avec îlots bonifiés. La conséquence de tout cela est la suivante : les séquences proposées ont toutes le même format, un jargon unique où l’on retrouve pêle-mêle le « vivre-ensemble » et « la bienveillance » (sans parler de ce nouveau mantra qu’est devenu le terme de laïcité, détourné de son sens originel) – sacro-saints slogans de l’Éducation nationale qui maltraite pourtant tant les élèves que les enseignants. Dans le supérieur, on nous ordonne de faire des MOOCS et de nous former aux nouveaux « supports en ligne » afin d’accélérer notre disparition.

Ce qui se cache derrière ces « outils » qu’on nous vante tant est, en effet, la fin de l’enseignant et de la relation humaine qui est au fondement de tout principe d’éducation. Comme l’écrit le collectif CoLINE : « La numérisation de l'école est certainement aujourd'hui une des questions centrales en matière d'éducation. Et elle est évidemment indissociable de celles des classes surchargées, de la crise des vocations et autres réformes du bac. Savez-vous que dans l'Académie de Nancy-Metz, on expérimente déjà dans les lycées le remplacement à distance avec un pool d'enseignants spécialement dédiés ? Que le remplacement à distance figure dans la circulaire de rentrée sur le remplacement des enseignants absents ? »

Alors, oui, j’ai décidé d’interdire totalement les smartphones dans mes cours. Les étudiants rangent leur téléphone dans des enveloppes dédiées et, au moins, je sais que, pendant qu’ils seront en cours, ils auront l’esprit libre de m’écouter, de s’ennuyer ou de vagabonder sans avoir à regarder leurs notifications toutes les deux minutes. Certes, ce n’est pas grand-chose, mais comment manifester autrement une quelconque résistance face à un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage ?