Si la numérisation est initiée par l'Education nationale et les rectorats, l'équipement est à la charge des collectivités locales. Et lorsqu'on se plaint à l'un, il nous renvoie systématiquement la responsabilité vers l'autre : il nous est donc toujours répondu qu'on n'a pas frappé à la bonne porte. Focus ici sur l'exemple du Grand Est, qui depuis 2019 a généralisé le "lycée 4.0" et supprimé les manuels scolaires de ses établissements.

En amont d'une action organisée par les collectifs CoLINE et Nous Personne le 26 mai, il a été adressé à tous les élus du Conseil régional un courrier détaillant les impacts désastreux de cette politique, ainsi que le témoignage des lycéens. En réponse, voici la lettre qui leur a été adressée par le président de Région. CoLINE, évidemment, n'a pas manqué de réagir, et envoyé son courrier non seulement à la Région (tous les élus), ainsi qu'aux rectorats de trois académies du Grand Est et à celui de la grande région. Voici l'échange. Nous personne, pour sa part, a fait le choix d'une lettre ouverte


Courrier du président du Conseil régional Monsieur Franck LEROY aux collectifs CoLINE et Nous Personne le 25 mai 2023

Document à télécharger


Courrier du collectif CoLINE à Monsieur Franck LEROY, Président de la région Grand Est en réponse au courrier du 25 mai 2023

Document à télécharger

Mesdames, Monsieur,

Nous vous avons adressé à la mi-mai un courrier détaillant les impacts désastreux de la numérisation de l’école, tant sur le plan humain qu’environnemental, numérisation à laquelle la Région Grand Est prend activement part en y imposant depuis quatre ans le « lycée 4 .0 », et vous demandant de procéder enfin à une l’évaluation sérieuse de ce dispositif. Laissez-nous vous dire que la réponse que vous nous avez adressée est plus que décevante : elle est proprement consternante.

Vous pouvez certes nous renvoyer que l’évaluation pédagogique qu’il conviendrait de faire n’est pas dans vos prérogatives et relève de l’Education nationale. Mais pour ce qui est des impacts environnementaux de la distribution d’ordinateurs à tous les lycéens, sur lesquels, et c’est notoire, vous ne faites aucune réponse, il serait pourtant plus que bienvenu de les prendre enfin en considération.

La Région Grand Est en effet promeut le « lycée durable » et développe un plan « lycées en transition » : elle a donc manifestement à cœur de prendre sa part pour aller vers la nécessaire « sobriété écologique ». Comment peut-elle alors ne pas considérer le coût environnemental de son « lycée 4.0 » qui consiste, au bas mot, en la distribution chaque année de quelques 70 000 ordinateurs individuels, soit alors plus de 280 000 depuis sa mise en place ? Quand on sait que chacun d’eux a nécessité pour sa fabrication l’extraction de 600 kilos de matières premières et une tonne et demie d’eau, cela représenterait pas moins, faisons le calcul, que quelques 168 000 tonnes de matières premières extraites des mines à l’autre bout du monde et 420 000 tonnes d’eau, rien que pour les « lycées 4.0 » de la Région Grand Est. Auxquels il faut ajouter la consommation électrique de ces ordinateurs et des data centers qu’ils nécessitent de faire tourner. Pour des ordinateurs qui ont qui plus est, de l’avis unanimes des lycéens de terminale, bien du mal à durer trois ans et qui iront à terme nourrir des montagnes de déchets numériques polluants et non recyclables (a minima 560 tonnes pour les ordinateurs déjà distribués), mais bien loin d’ici. Le coût de cette « dématérialisation » est tristement matériel. Alors non décidément, Messieurs-Dames, le « lycée 4.0 » n’est manifestement pas compatible avec votre « lycée durable ».

Mais il faut croire que ce que l’on ne voit pas devant sa porte n’est pas très dérangeant et que cette gabegie de ressources, cette montagne de déchets n’existent pas pour la Région Grand Est, pas plus d’ailleurs que pour l’Education nationale. Mais sachez que les lycéens, eux, ont bien conscience de cette réalité-là. Le « lycée 4.0 » qui leur est imposé constitue donc pour eux une injonction extrêmement problématique. Voilà en effet une génération qui a une conscience aigüe des enjeux écologiques et à laquelle on enjoint d’utiliser impérativement un outil dont le bilan environnemental est catastrophique. Ces jeunes qu’on prétend d’un côté éduquer à une nécessaire responsabilité environnementale sont de l’autre sommés, par une même institution, de nourrir la catastrophe en cours : injonctions contradictoires qui s’apparentent à une forme de maltraitance psychologique, et c’est au mieux les pousser à l’inertie. Et ça vis-à-vis de cette jeunesse, de la part des décideurs de l’Education nationale comme de la Région Grand Est, c’est coupable. Et ce n’est pas parce que seule une poignée de gens manifestent devant l’Hôtel de Région leur opposition à la numérisation des lycées que ça vous autorise à considérer qu’il ne pose pas sérieusement question.

Non, Messieurs-Dames, vous ne comprenez pas nos « craintes » et nos « réticences » sur la place du numérique dans l’éducation et l’instruction des jeunes. Nous ne sommes pas réticents ou craintifs : nous sommes fermement opposés à ce « lycée 4.0 », qui en plus d’être une aberration environnementale, est un désastre pédagogique et sanitaire dont vous ne pouvez à ce titre pas vous contenter de renvoyer la seule responsabilité à l’Education nationale.

Vous ne voulez pas, dites-vous, « promouvoir le tout-numérique dans vos établissements » ? Mais lorsqu’on fait disparaître les livres scolaires, c’est pourtant bien ce qu’on promeut de fait. Et lorsqu’on prescrit aux élèves et aux enseignants d’avoir recours à un ordinateur portable individuel comme outil pédagogique central, non, ce n’est plus le lien humain qui prédomine dans les interactions, mais bien la place de la machine.

Avez-vous, Messieurs-Dames, au moins pris la peine d’entendre ce qu’en disent les lycéens auxquels sont imposées ces nouvelles « pratiques pédagogiques » ? Avez-vous pris la peine d’écouter ce qu’ils décrivent de leur quotidien en « lycée 4.0 », de ce qu’il se passe en cours lorsque les enseignants y imposent l’usage de cet ordinateur personnel ?

Tous les témoignages que nous pouvons entendre de l’ensemble des jeunes que nous rencontrons, nous qui sommes au quotidien sur le terrain avec nos enfants et élèves, c’est que jouer pendant les cours, regarder des séries et vidéos, naviguer sur les réseaux sociaux, est une chose désespérément répandue à laquelle on peut réellement dire qu’aucun n’échappe, même les plus sérieux. Sans compter la manière dont la systématisation du recours au numérique, induite par le fait que l’ordinateur soit devenu le seul outil scolaire à disposition des élèves, les dépossède de toute confiance en leurs connaissances. Ils prennent l’habitude d’allumer l’ordinateur avant même d’allumer leur cerveau, leur réflexion, même pour faire un commentaire de texte. C’est cela, Messieurs-Dames, la réalité du terrain, celle que nous constatons dans nos classes et dans nos familles.

Vous dites vouloir « diversifier et accroître les moyens et outils mis à disposition de la communauté éducative pour la transmission des savoirs » ? Comment peut-on prétendre diversifier lorsqu’il s’agit d’imposer un outil unique qui donnerait, bien sûr, accès à tout, oui vraiment à TOUT. À ce sujet, avez-vous pris la peine de prendre connaissance de l’avis rendu en juin dernier par le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) sur justement « la contribution du numérique à la transmission des savoirs » ? Il alerte pourtant sur un certain nombre de dangers, notamment quant à la santé des plus jeunes, qui elle entre dans vos prérogatives. Rapport qui, soit dit en passant, met également le doigt sur les ressorts moins avouables de cet acharnement à promouvoir le déploiement du « numérique éducatif » en pointant le possible « clientélisme » qui y pousserait les décideurs.

Le « lycée 4.0 » a pour but, dites-vous, de « développer les compétences dans le domaine du numérique ». C’est un objectif louable. Mais c’est un vœu pieux. Car il s’agirait alors qu’existe une réelle politique d’éducation AU numérique. Or ce que fait le « lycée 4.0 » c’est éduquer PAR le numérique, ce qui n’est pas exactement la même chose. Est-ce que les élèves apprennent les bases du traitement de textes ? Non. Est-ce qu’ils maitrisent la tabulation ? Non. Est-ce qu’ils sont formés à une utilisation éclairée du numérique ? Non. Est-ce qu’ils sont sensibilisés aux méthodes des GAFAM pour nourrir l’économie de l’attention ? Non. Parce que personne ne le leur apprend, si ce n’est les parents qui peuvent en être capables et avoir la disponibilité nécessaire pour le faire, ce qui est loin d’être le cas de la majorité d’entre eux. Pas plus d’ailleurs que ce n’est le cas des enseignants qui ont des programmes scolaires déjà contraignants à satisfaire. L’éducation AU numérique reste donc du ressort des familles, familles qui n’ont plus les moyens, prenez-en conscience, de mettre des limites aux temps d’écran de leurs adolescents quand il s’agit de leur ordinateur : comment contrôler ce que fait un ado qui s’enferme dans sa chambre « pour faire ses devoirs » ?

Malgré ce qu’en dit l’Education nationale en charge du volet pédagogique – ce qui n’est pas votre affaire, nous l’avons bien compris – il n’y a pas dans nos lycées d’éducation AU numérique digne de ce nom. Ce qui se passe par contre avec l’obligation d’usage d’un ordinateur personnel en classe comme à la maison (car il faut a minima toujours se connecter à l’ENT), c’est en effet une éducation PAR le numérique. Ce qui, nous l’avons déjà dit et nous insistons car c’est le cœur de notre interpellation, est fondamentalement différent, et aboutit même à faire exactement l’inverse de ce qu’on prétend faire. Et si vous avez besoin d’une comparaison pour bien comprendre, celle-ci vous heurtera peut-être mais elle a malheureusement tout lieu d’être : la différence entre éduquer AU numérique et éduquer PAR le numérique, c’est à peu près la même qu’il peut y avoir entre éduquer à la sexualité et éduquer par la sexualité. La confusion entre les deux ne peut mener qu’à quelque chose de pervers.

Prétendre « développer les compétences des jeunes dans le domaine du numérique » en les immergeant systématiquement et systémiquement dans le numérique, c’est croire qu’il suffit de jeter un enfant dans le grand bain (pour reprendre l’expression de Madame Willer) pour lui apprendre à nager. Si on n’a pas au moins fait en sorte de lui apprendre les bases nécessaires auparavant, tout ce qu’il risque c’est de se noyer.

Car ce que nous constatons sur le terrain et de la bouche même des « lycéens 4.0 », c’est que leur donner à tous cet ordinateur portable ne fait que les encourager à la consommation numérique, avec tous ses travers et ses dangers. C’est une manière de normaliser la surexposition, dont les impacts sont pourtant aujourd’hui parfaitement documentés, et renforcer la dépendance au numérique. La consommation numérique des adolescents hors temps scolaire est déjà énorme, vous le savez comme nous ; il n’est pas rare qu’elle atteigne 3 voire 6 heures par jour. En imposant l’usage de l’ordinateur à l’école, vous normalisez des temps d’écran quotidiens qui peuvent aisément atteindre 10 heures ou plus. Mais heureusement, nombreux sont les enseignants qui se refusent à utiliser l’ordinateur en classe... ce qui a d’ailleurs fait exploser le nombre de photocopies dans les lycées, indicateur intéressant. On pourra bien sûr opposer que les enseignants ne sont pas « suffisamment formés », mais ce qu’ils en disent sur le terrain plaide davantage pour le fait qu’ils sont réellement nombreux à ne pas vouloir de cet ordinateur entre eux et leurs élèves. C’est en quoi il serait peut-être judicieux, à un moment ou un autre, de leur demander leur avis, car ils sont certainement plus à même de connaitre la réalité de leurs besoins pédagogiques que les personnels du rectorat qui n’ont pas mis les pieds dans une classe depuis longtemps et ont d’autres impératifs à satisfaire.

Quant à ce qu’il apparaît de la réalité des familles sur le terrain, c’est que le passage au « lycée 4.0 » rend le contrôle des temps d’écran ingérable, et que l’explosion de la consommation numérique de leurs adolescents les inquiète au plus haut point. Et loin de « réduire la fracture numérique », cela accentue clairement les inégalités scolaires, comme le mentionne justement le rapport du CSP. Entre les classes les plus favorisées et celles qui le sont moins, l’écart s’accentue encore.

Vous osez dans votre courrier affirmer que « le « lycée 4.0 » est un dispositif qui recueille l’approbation de la grande majorité des élèves et des familles », preuve en serait la réélection de la Majorité Régionale. Mais, qu’on sache, l’élection régionale n’était pas un référendum pour ou contre le « 4.0 » ! Et en l’absence de toute évaluation, comment peut-on afficher une telle certitude ? Vous dites que « l’évaluation impartiale » du « lycée 4.0 », qui donc selon vous serait positive, « se fait en rencontrant régulièrement les organisations syndicales des proviseurs et les parents d’élèves ». Pourquoi alors le SNPDEN demande-t-il lui aussi, aujourd’hui encore, que soit enfin procédé à une évaluation du dispositif ? Et pourquoi sa demande n’a-t-elle toujours pas, au dire de ses membres, obtenu de réponse ? Quant aux fédérations de parents d’élèves, elles se heurtent aux mêmes fins de non-recevoir depuis des années. Et quid des syndicats enseignants ? Vous ne les mentionnez même pas lorsque vous évoquez la « relation usager ». Quant aux premiers concernés, les lycéens eux-mêmes, ce qu’ils vivent ne vous intéresse manifestement pas. Et la malhonnêteté de vos affirmations ne s’arrête malheureusement pas là : vous soutenez aussi que « chaque lycée qui utilise le dispositif a vu son conseil d’administration valider la démarche ». C’est faux : les lycées n’ont pas eu le choix, le seul choix sur lequel les CA ont eu à se prononcer, c’était y passer à la rentrée 2018 ou y passer à la rentrée 2019.

La conclusion de votre courrier, enfin, est proprement indigne. « Que ce soit à l’école ou dans le foyer, la Région n’a pas à imposer ses choix, écrivez-vous, il appartient aux enseignants et aux familles de réguler l’exposition aux écrans de nos jeunes ». Oui Messieurs-Dames, c’est indigne. Indigne et cynique. En imposant le « lycée 4.0 », la Région et l’Education nationale ont de fait imposé leur choix aux enseignants, aux élèves et à leur famille. Et comme nous venons de vous le détailler, le « lycée 4.0 » a normalisé la surexposition aux écrans de nos adolescents, non plus seulement à la maison mais aussi désormais à l’école. Les enseignants qui souhaitent comme vous dites « réguler l’exposition » n’utilisent pas l’ordinateur en classe. Et l’obligation de connexion que crée l’usage nécessaire de l’ENT rend la régulation pour ainsi dire impossible dans les familles. Telle est la réalité du terrain, et il serait temps d’en prendre enfin conscience et de sortir ce faisant de l’idéologie béate du « progrès » que devrait forcément constituer la numérisation de l’école. Encore faudrait-il pour cela daigner, à l’Education nationale comme à la Région Grand Est, accepter d’entendre ce qu’est véritablement la réalité du terrain, celle qui est notre quotidien mais que vous vous obstinez à nier, jugeant probablement plus nécessaire de préserver un marché économique juteux pour Bechtle, Microsoft et autre Ed Tech que la santé de nos enfants et de notre environnement. Vous pouvez bien vous dire fiers de proposer « une opportunité qui réduit le poids des cartables et participe ainsi à l’amélioration de la santé de nos enfants en pleine croissance », la réalité c’est qu’en prétendant soulager leur dos il est plus probable vous travailliez à saccager le développement cérébral d’une génération entière, en plus de son environnement.

Aussi serait-il opportun que la Région Grand Est et l’Education nationale prennent enfin leurs responsabilités et s’attellent à l’évaluation sérieuse du dispositif « lycée 4.0 » sur les volets qui les concernent respectivement. Le seul fait qu’il n’ait jusqu’à présent jamais été procédé à de telles évaluations en bonne et due forme ressemble à un aveu d’échec. Car si le « lycée 4.0 » présentait effectivement un bilan aussi convaincant que vous le sous-entendez, alors il est évident que celui-ci aurait été fait et fièrement affiché depuis longtemps. Or ce n’est pas le cas.

Nous ne doutons pas qu’il puisse y avoir eu chez bon nombre d’élus et de décideurs une volonté de bien faire en prenant le virage de la « modernité ». Mais lorsque le résultat trahit les attentes, il faut avoir la sagesse de savoir renoncer. Et le courage politique, c’est aussi de savoir reconnaître qu’on a pu faire fausse route et oser rebrousser chemin. La Suède l’a fait, pourquoi pas vous ?

Nous vous adressons, Monsieur, Mesdames, nos respectueuses salutations.

Pour CoLINE, Collectif de Lutte contre l’Invasion Numérique de l’Ecole
Audrey Vinel, parent d’élèves et cofondatrice de CoLINE